L’enchanteresse Armida (Armide), reine de Damas, use de ses sortilèges pour défendre Jérusalem de l’assaut des croisés. Elle a séduit le chevalier Rinaldo (Renaud), « le plus vaillant de tous », et le transporte magiquement sur son île enchantée. Mais elle s’est éprise éperdument de son captif et craint désormais de le perdre.
Le chevalier Ubaldo (Ubalde) est parti en quête de Rinaldo pour le délivrer et le ramener au siège de Jérusalem entrepris par Godefroy de Bouillon. L’ouverture décrit son arrivée sur les rivages de l’île d’Armida et sa progression rendue périlleuse par les démons qui en défendent l’accès. Après les avoir vaincus, il parvient dans un « parc superbe » où se trouve le palais de la magicienne.
Acte I Chantant et dansant, des nymphes exhortent à profiter de la jeunesse. Ismene, la confidente d’Armida, les interrompt, annonçant l’arrivée d’un vaisseau inconnu et la défaite des gardiens de leur île. Toutes s’en alarment, mais dissimulent leur effroi en incitant Ubaldo à déposer les armes et à partager leurs plaisirs. Ces sortilèges ont peu d’effet : il repousse Ismene qui convoque alors des démons. Mais ceux-ci sont dispersés par le chevalier à l’aide d’une baguette magique. Remerciant la providence, il médite sur le sort de Rinaldo et prie la puissance divine de l’aider à ramener cette âme égarée à la raison.
Acte II Dans les jardins d’Armida où tout invite au plaisir, l’enchanteresse et Rinaldo célèbrent leur amour. Mais Armida l’abandonne pour s’assurer de la puissance de ses sortilèges, car elle s’inquiète d’une séparation éventuelle. Resté seul, Rinaldo réaffirme qu’il ne peut vivre sans elle et appelle les songes amoureux à lui présenter l’image d’Armida en son absence. Ubaldo survient. Voyant Rinaldo endormi, il attache son bouclier à un arbre près de lui. S’y mirant à son réveil, Rinaldo est ramené à lui-même, puis s’étonne qu’Armida puisse s’enfuir à la vue d’une arme devant assurer leur défense. Il s’apprête à la suivre, mais Ubaldo lui rappelle sa foi trahie et le décide à reprendre le chemin de la croisade.
Acte III Encore effrayée par le bouclier magique, Armida tente en vain de faire appel aux puissances infernales, en présence de ses acolytes. Ismene l’interrompt pour lui apprendre la délivrance de Rinaldo et son prochain départ en compagnie d’Ubaldo. Armida fera donc appel aux larmes pour le fléchir, décision qui étonne ses suivantes. Bien que délivré de son emprise amoureuse, Rinaldo répugne encore à abandonner Armida, ce qui lui vaut les reproches de son compagnon. L’arrivée de la magicienne, qui le supplie de rester ou de lui donner la mort, est une dernière épreuve pour le croisé. Ne pouvant toucher Rinaldo par sa douleur, Armida s’évanouit. Reprenant connaissance et constatant le départ de Rinaldo, elle se lamente puis ordonne aux démons de détruire son île, avant de s’élancer sur un char tiré par des dragons, en jurant vengeance contre le perfide.
Emmanuelle et Jérôme Pesqué
La Gerusalemme Liberata, épopée de Torquato Tasso rédigée entre 1571 et 1580, a connu une immense fortune à l’opéra. L’un de ses épisodes les plus populaires relate les amours de Rinaldo (Renaud) et d’Armida (Armide), l’un croisé chrétien, l’autre reine déchue de Damas. Il a inspiré plus de 200 opéras ainsi que de nombreuses adaptations littéraires, picturales et quelques films. Le sujet permettait des mises au théâtre somptueuses durant lesquelles musique et danse fascinaient un public toujours avide d’entendre des variations sur un thème devenu iconique pour les spectateurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Outre son immédiate séduction et l’aspect transgressif de ces amours entre une magicienne musulmane et un héros chrétien, ce récit prenait une résonnance particulière à Vienne, par deux fois assiégée par les Ottomans en 1529 et 1683. On trouve en effet une demi-douzaine d’opéras sur ce thème représentés à Vienne depuis celui de Caldara en 1733.
Ce n’était pas la première fois qu’un opéra réformé inspiré de La Jérusalem délivrée était donné à Vienne. Dix ans auparavant, à l’occasion du mariage de Joseph II avec Isabelle de Bourbon-Parme, avait été représentée une azione teatrale en un acte de Tommaso Traetta, sur un texte inspiré de l’Armide de Quinault mise en musique par Lully en 1686. Ces représentations précédaient celles de l’Orfeo de Gluck, soulignant l’importance du théâtre français dans la vie musicale et théâtrale viennoise et l’essor de ces arts réformés à l’occasion d’alliances dynastiques structurant la politique européenne.
Premier opera seria d’un compositeur de vingt ans, Armida est une étape majeure du développement musical de Salieri. Lors de l’élaboration de son tout premier opéra (buffa) Le donne letterate (1770), il avait déjà reçu les encouragements de Scarlatti et de Gluck. Ce dramma per musica allait lui permettre de montrer combien il avait tiré profit des leçons de son maître Florian Leopold Gassmann (1729-1774) et de l’exemple gluckiste, tout en lui imprimant sa personnalité.
Entre 1766 et 1776, les théâtres de la Cour étaient gérés par des imprésarios sous contrat, nominalement indépendants, travaillant sous les directives et aides financières éventuelles de la Cour. Pourtant, la commande de cet opera seria interroge, les théâtres viennois proposant alors essentiellement de l’opera buffa, moins onéreux. Danseurs, choristes, riches décorations et dramaturgie élaborée étaient un investissement risqué, surtout quand le compositeur était un jeune homme encore novice dans le genre, bien qu’il ait déjà retenu l’attention impériale. Les opere serie représentés entre 1767 et 1770 ponctuaient des célébrations auliques pour lesquelles le soutien financier impérial était assuré. Pour Armida, aucune trace d’un tel soutien n’a été retrouvée et aucune occasion spécifique ne l’explique. S’il est ténu, un lien avec la Cour existe cependant à travers Catharina Schindler (Armida) et le castrat Giuseppe Millico (Rinaldo) auparavant distribués dans Orfeo ed Euridice, Paride e Elena et Alceste de Gluck en 1770 et 1771. Probablement engagés par Kohary sur une suggestion impériale, leur présence a sans doute eu un effet déterminant sur la composition par Salieri d’un opera seria réformé. Si la première Armida était célébrée pour une voix « plaisante, pure, légère dans les notes élevées » et « un jeu vif et expressif », son Rinaldo était « un chanteur exceptionnel » donnant « du relief à chaque émotion » dans « le type de chant requérant de l’expression ». Ubaldo fut sans doute créé par le chanteur buffo Francesco Bussani, qui sera plus tard Bartolo et Don Alfonso pour Mozart.
Témoin privilégié de la réforme de l’opéra initiée par Gluck — il aurait tenu la partie de clavecin lors de la première représentation viennoise d’Alceste —, Salieri s’illustra dans cette nouvelle mouvance artistique avec Armida, opéra de « style magico-héroïco-sentimental touchant au tragique » (stile magico-eroico-amoroso toccante il tragico) selon ses propres termes. Armida est le premier opéra dans le sillage de la leçon gluckiste d’Alceste et Paride ed Elena.
Une lettre de l’empereur Joseph II, protecteur de Salieri, à son frère Leopold (le futur empereur Leopold II) nous renseigne sur la première de l’opéra, qui eut lieu le 2 juin 1771 au Burgtheater : « hier parut une nouvelle opera Armida la musique est de l’ecolier de Gasman Salieri elle a tres bien reussie je vous l’enverai » [sic]. Ce « succès extraordinaire » relevé par un critique fit également les délices du public. Un spectateur assidu, le comte von Zinzendorf nota dans son journal que « l’opera d’Armide est beau, tant pour le Spectacle que pour la decoration et la musique ». Un ensemble de sept dessins aquarellés, longtemps associés par erreur à l’Armida de Haydn créée à Esterháza, témoigne encore de la richesse des costumes utilisés, à l’occasion de la première ou pour une reprise européenne.
Le départ de Vienne de ses interprètes principaux compromit une remise au théâtre, mais Armida fut reçue avec enthousiasme à Copenhague (1773), à Saint-Pétersbourg (1774) et en Allemagne du nord entre 1776 et 1785. À Hambourg, le poète et critique Heinrich von Gerstenberg (1737-1827) estimait la partition de Salieri « divine ! J’ai versé des larmes dix fois ; elle était trop puissante pour moi. » (Lettre du 15 avril 1776).
Ce succès lui valut de faire l’objet d’une édition réduite pour clavier traduite en allemand par Carl Friedrich Cramer (1752-1807) à Leipzig en 1783 ; gravure qui restait encore exceptionnelle, puisque cette Armida fut un des rares opéra publiés en Allemagne au XVIIIe siècle. Correspondant avec l’éditeur et critique musical, l’éternel insatisfait qu’était Salieri avoua : « (…) pour moi, dans la musique chantée ne m’importe plus que la vérité, cette vérité que je reconnais dans les tragédies de l’incomparable Maître Gluck (…) ; cette vérité, je cherche à lui donner une place dans tous mes opéras, ce qui demande un travail intense (…) » (20 juillet 1784). Armida fit ainsi l’objet de quelques modifications ultérieures de la part de son compositeur.
Marco Coltellini (1719-1777), poète des théâtres de 1766 à 1772, ne collabora que cette unique fois avec Salieri, et ce, pour un ouvrage seria ; genre pour lequel il éprouvait bien plus d’affinités que les opere buffe récemment introduits à Vienne. Bien avant l’Alceste de Calzabigi mise en musique par Gluck, Coltellini avait en effet introduit chœurs, ballets, ensembles vocaux et complexité accrue dans ses opere serie représentés à Vienne entre 1763 et 1768. Calzabigi le désigna d’ailleurs comme son continuateur.
Son livret d’Armida se caractérise par une intrigue resserrée dont l’intensité dramatique est soutenue. Ses trois actes, plus denses que la tradition du dramma per musica l’exigeait, concentrent l’action sur quatre personnages, élaguant ainsi certaines péripéties traditionnelles pour se concentrer sur les deux amants (deux sopranos), l’agent perturbateur de leur idylle (Ubaldo, baryton noté pour ténor et basse, désormais privé de son compagnon habituel le chevalier Danois) et de la confidente d’Armida (Ismene, soprano et personnage inconnu du Tasse, mais avatar du magicien musulman Ismeno). La précédente mouture de ce texte, écrite pour Giuseppe Scarlatti en 1766 et sans doute jamais mise en musique, était plus dépouillée encore, se focalisant sur Armida, Rinaldo et Ubaldo. Enserrant un second acte dans lequel l’insistance porte sur les états d’âmes du couple, les deux autres volets font la part belle au merveilleux magique, tout en usant d’une langue à la simplicité voulue, bien que se référant par endroit au modèle du Tasse. Coltellini se montre également précis dans ses didascalies, soulignant la richesse d’une scénographie certainement splendide.
L’œuvre démontre son ambition et son ampleur dès l’ouverture. Celle-ci n’est pas une simple sinfonia destinée à introduire le sujet, mais une partition programmatique directement liée avec l’action, ainsi que l’avait théorisé Gluck dans la préface d’Alceste (1769). Salieri précisa que sa lecture du poème épique du Tasse lui avait donnée l’idée de composer « une espèce de pantomime comme prélude, (…) exécutée par l’orchestre seul, mais que le public, informé au préalable par le livret, avait écouté attentivement (…) et applaudi comme une nouveauté qui (lui) fit beaucoup d’honneur. » Les clés données par le livret nous apprennent que sont évoqués « (…) l’arrivée d’Ubaldo sur l’île d’Armida à travers un épais brouillard noir ; les gardiens monstrueux arrivant des hauteurs pour l’épouvanter ; les hurlements horribles et la grande confusion dans laquelle Ubaldo les met en fuite en leur présentant un bouclier magique ; les efforts et la peine extrême grâce auxquels il parvient au sommet de la falaise ; la difficulté de l’ascension pénible sur les crêtes escarpées, et le passage rapide au sommet pour atteindre une délicieuse, tranquille sérénité. »
Salieri opère une fusion entre les éléments italiens et français, alliant une richesse mélodique italianisante avec les éléments de la tragédie lyrique à la française : chœurs et ballets jouent ainsi un rôle essentiel dans Armida, l’éloignant de la structure de l’opera seriamétastasien, dans une continuité dramatique l’apparentant à une approche durchkomponiert. L’ancienne et stricte alternance airs-récitatifs fait place ici à une partition fluide qui épouse étroitement les péripéties de l’action et ses temps forts, les chœurs intervenant à plusieurs reprises pour enchâsser des soli, comme dans les premier et troisième actes. De même, ils accompagnent souvent les ballets, chorégraphiés à la création par le grand danseur et chorégraphe français Jean-Georges Noverre (1727-1810), théoricien du ballet d’action.
Certes, l’importance conférée aux deux solistes principaux est encore prégnante. Mais si la virtuosité pure semble être une concession aux deux étoiles du chant, ces coloratures ont ici un rôle dramatique et non purement hédoniste, comme en témoignent les scènes dévolues à Armida et Rinaldo. Salieri a également usé de récitatifs accompagnés très variés pour mener dramatiquement le discours, ainsi que pour créer une tension continue, par des enchaînements invisibles. Si l’assistant de Gassmann n’a pas encore atteint la plénitude de ses moyens expressifs avec cette œuvre de jeunesse, il n’en témoigne pas moins déjà d’un souci constant de l’expression dramatique, de la variété des couleurs et des effets, et de l’efficacité narrative. Il n’hésite ainsi pas à introduire des effets typiques de l’opera buffa, ce qui fut relevé et admiré par ses contemporains. Sa connaissance des voix (il sera par la suite un professeur recherché) et sa disposition à incorporer les éléments stylistiques les plus divers contribuent à déployer une partition bigarrée, idéale pour ce récit d’enchantements et d’efforts héroïques.
Avec son premier opera seria, Salieri préfigure déjà ce que fera Gluck avec son Armide de 1777. La plasticité de sa composition, son originalité et son brio dans ce style d’avant-garde assureront durablement sa réputation et lui assureront bien plus tard sa première commande de l’Académie royale de Musique. Les Danaïdes (1784), Les Horaces (1786) et Tarare (1787) sont donc les surgeons tardifs de ce premier grand succès. Avec la création française de cette Armida, on peut enfin entendre les prémices d’une œuvre opératique qui se déploiera triomphalement par toute l’Europe.
Sources anciennes
Partition :
Livret :
Édition moderne
Les Talens Lyriques utilise leur propre édition (partition et matériel), gravée par Nicolas Sceaux à partir de la source viennoise de la création (Austrian National Library, Manuscrit Mus. Hs. 17837). Cette édition sera mise à disposition gracieusement via la plateforme d’IMSLP et le site http://nicolas.sceaux.free.fr/.